Spleen

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, Et que de l'horizon embrassant tout le cercle II nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

 

 

Quand la terre est changée en un cachot humide, Où l'Espérance, comme une chauve-souris, S'en va battant les murs de son aile timide Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

 

 

Quand la pluie étalant ses immenses traînées D'une vaste prison imite les barreaux, Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

 

 

Des cloches tout à coup sautent avec furie Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, Ainsi que des esprits errants et sans patrie Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

 

 

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir, Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

 

 

Pas la moindre lumière dans ce poème terrible, construit sur trois strophes temporelles créant les circonstances de l'action, dans la quatrième strophe. Et puis une dernière, hors-texte, séparée des autres par cette ponctuation chère à Baudelaire, le tiret, qui isole la détresse et semble rejeter le poète à l'écart des vivants. Mais voyons les trois premières : elles créent une véritable prison où le poète se débat inutilement: le ciel l'emprisonne, parce qu'il n'est plus ici espace et élévation, mais pèse comme un couvercle. On note d'ailleurs avec quel art Baudelaire use d'un terme particulièrement trivial et inattendu en poésie, " couvercle ". Le vocabulaire le plus familier prend ici un sens beaucoup plus fort, en accord essentiel avec le désespoir du captif, et cette conversion étonnante illustre fort bien la démarche poétique : prendre la réalité et en extraire l'invisible, l'ineffable mystère. C'est ce mot banal, " couvercle " qui grave à jamais ce Spleen dans notre esprit, parce que désormais il se charge d'un sens poétique. Quelle force également dans le mot " ennuis ", affublé d'un adjectif au pluriel qui le rend infini dans la durée comme dans la tristesse ! Ces longs ennuis semblent s'animer comme des bêtes qui viennent ronger le coeur, et ils ouvrent tout un bestiaire d'animaux lugubres. L'horizon se referme, et nous voilà piégés par ces ténèbres redoutées avec cet oxymore " jour noir ", associé à " triste " illustrant qu'il ne s'agit pas ici de la nuit qui succède au jour, mais d'un néant définitif, celui qu'il évoquait déjà dans Harmonie du soir

 

Un coeur tendre qui hait le néant vaste et noir

 

et que confirmera la suite du texte. Le mouvement qui se fait est celui de la chute, comme l'indiquait déjà Chant d'automne

 

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres

 

avec le verbe " verser " annonçant la pluie du vers 9. Le ciel emprisonne, mais la terre aussi, puisqu'elle s'est métamorphosée en " cachot humide " où l'Espérance est prisonnière, comme de la boîte de Pandore, assimilée à la chauve-souris, ce qui n'est pas un hasard, car en Occident, cet animal fut souvent considéré comme maléfique et cloué à la porte des granges. Il n'est pas vraiment étonnant qu'elle soit choisie ici pour incarner le poète aux prises avec les ténèbres. L'albatros, lui, était victime des hommes d'équipage, mais ici la chauve-souris est prisonnière de la terre : on est descendu d'un degré dans le désespoir, car c'est l'univers qui est ici la proie du Mal, le poète est prisonnier des éléments, air, terre, eau, qui lui donnent un assaut furieux. L'enfermement est à son comble, renforcé à la troisième strophe par la pluie. Nous entrons dans un univers géométrique où la pluie relie le ciel à la terre : le monde devient une prison, et sa vastitude, incarnée par les adjectifs " immenses " et " vaste " n'est plus synonyme d'espace, mais signifie l'impossibilité de fuir et d'échapper au spleen qui l'étreint. La pluie se réifie en barreaux qui quadrillent l'espace, et surgit alors un autre animal, l'araignée, qui n'est pas lui non plus un choix hasardeux. Ce n'est pas l'araignée en soi qui importe, mais sa capacité à tisser la toile, qui renchérit sur l'enfermement. Elles sont nombreuses " un peuple ", mais surtout, elles emprisonnent le siège de l'inspiration, annihilant ainsi la fonction du poète, désormais impuissant à dire, comme le suggère déjà l'adjectif " muet ", qui fait entrer le sens de l'ouïe dans ce texte, bande sonore hallucinatoire, qui mêle silence et hurlement. L'harmonie qui demeurait à la fin d'Harmonie du soir, ou même d'Une Charogne a disparu avec ces cloches en proie à la folie, qui s'animent et blasphèment contre le ciel au lieu d'accompagner la prière. Dans cette strophe, tout se dérègle, et ce n'est pas non plus un hasard que l'hallucination soit auditive. Le Spleen en effet dénature le chant, qui devient " furie ", " hurlement ", " gémissement ", mais peut aussi devenir son contraire, le silence, comme on le voit dans la dernière strophe, posthume en quelque sorte, où surgit une image funèbre d'autant plus terrifiante qu'elle est intériorisée et anticipe la mort du poète. Ce ressenti tragique est très fréquent chez Baudelaire, on le trouvait déjà dans Chant d'automne

 

Il me semble, bercé par ce choc monotone,

 

Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.

 

mais plus édulcoré, plus diffus, alors qu'ici, l'image est beaucoup plus réaliste : on a un défilé de corbillards, et une référence plutôt cynique aux pirates, mais surtout on a les allégories de l'Espoir et de l'Angoisse, avec la défaite de l'Espoir traduite par un simple rejet, tandis que l'Angoisse se déploie par le biais d'un enjambement qui entérine sa victoire. On note le style haché qui s'oppose à l'élan victorieux du Spleen ( un vers et demi ), et il ne peut nous échapper que nous sommes passés d'Espérance à Espoir. L'Espérance est plus profonde que l'Espoir, elle est en relation avec des forces qui nous dépassent, elle est transcendentale, alors que l'Espoir a une dimension humaine, même s'il est modeste, il peut nous donner de la force. Malheureusement ici, l'Espérance est prisonnière, ce qui ne laisse aucun espoir au poète d'échapper à la mort, privé d'espace et privé de voix.

 

Baudelaire a emprunté le mot Spleen à la langue anglaise, et ce Spleen aux mille visages est insupportable pour cette raison-même, parce qu'il n'est assimilable à aucune cause précise, et donc réductible à aucune définition. Néanmoins, à l'origine du Spleen, il y a une angoisse fondamentale de Baudelaire devant le Temps, cet " obscur ennemi "qui vampirise ses forces. Ainsi miné par le Temps, le poète devient imaginairement espace de la mort, mort-vivant, d'où cette image du " cachot ", d'où cette sensation d'oppression, d'où cette hallucination, ces vertiges. Tout cela faisant éclore des images magnifiques, ces " longs ennuis " par exemple, dont l'esprit est la proie, ou alors ce "sphinx de granit " dont il rêve,

 

Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

 

Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche

 

Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

 

L'Idéal est la négation imaginaire du Spleen, là-bas mystérieux ou avant mythique, incarné peut-être par la femme aimée dont l'adoration serait antidote aux blessures. Mais non ! car la femme, paradis artificiel comme le vin ou le haschich, n'offre qu'une image dégradée et périssable de l'Idéal. La femme est naturelle, c'est à dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire. A moins de s'effacer pour ressusciter dans la mystique du souvenir ...


0 commentaire(s)
Postez un commentaire